Elliot Ellis *

"La musique est peut-être l'exemple unique de ce qu'aurait pu être - s'il n'y avait pas eu l'invention du langage, la formation des mots, l'analyse des idées - la communication des âmes". Marcel Proust


« Ne lâche pas ma main, Elliot ».
Le dénommé Elliot alors âgé de huit ans avait en guise de réponse serré encore plus fort la main de sa mère. Les deux marchaient pourtant à une cadence raisonnable et empruntaient le chemin habituel, mais la cécité nouvelle de Dolorès n’était pas encore totalement maitrisée par celle-ci. La mère d’Elliot avait perdu la vue il y avait tout juste six mois, à la suite d’un stupide accident de voiture, duquel Elliot et son père étaient sortis avec à peine une éraflure. Cet incident restera comme le plus marquant de l’enfance d’Elliot, jusqu’à ce qu’il traverse la rue et découvre ce qui allait bouleverser sa vie. En effet, alors qu’ils marchaient le long d’une rue londonienne, quelque chose attira aussi bien l’attention de la mère et du fils. Adossé contre un mur gelé, un feu ridicule à ses côtés pour braver le froid hivernal, un SDF se tenait là, mais il semblait ailleurs, comme si le froid, le regard des autres et la faim n’existaient plus, et il jouait du violon. C’était un air qu’Elliot ne connaissait pas et que le clochard avait sûrement inventé, mais l’enfant trouva cette démonstration magistrale, superbe, malgré les fausses notes qu’il n’entendait même pas. Sa stupéfaction était telle qu’il resta figé là jusqu’à ce que l’homme arrête de jouer. Elliot avait regardé sa mère, et avait compris que pour elle aussi, ce moment avait été particulier. Il sentait qu’ils avaient vu la même chose, qu’ils s’étaient laissé entrainer tout les deux au même endroit grâce à la musique.
Le lendemain, Elliot possédait sa première guitare.


Elliot s’était réveillé le sourire aux lèvres, heureux d’avoir rêvé de ce moment. Bien qu’il se demandait quelque fois ce qu’était devenu le sans-abri mélomane, le jeune homme de maintenant vingt-cinq ans ne repensait que rarement à cette journée de manière aussi détaillée.
L’appartement du musicien était un petit studio qu’il louait depuis quelques mois, sans décoration particulière, si ce n’est des cds, livres, films casés sur plusieurs étagères, ainsi que deux guitares –une électrique et une sèche- accrochées au mur et une batterie qui prenait les ¾ du salon. Elliot aurait pu vivre dans une grotte du moment qu’il était entouré d’instruments de musique.
C’était un jour important que ce 5 juin 2010. « Une journée capitale », se disait-il devant le miroir de sa salle de bain en mettant ses lunettes. Le reflet que renvoyait l’objet était celui d’un homme heureux, réellement, même s’il n’affichait pas un large sourire ou ne sautait pas partout dans son appartement. Elliot se passa rapidement la main dans ses cheveux bruns, admira son dernier tatouage sur le bras, enfila sa veste en cuir, un sac contenant ses textes et autres partition puis sortis de son appartement en oubliant de fermer la porte.


Il était neuf heures du matin, et Londres était déjà bien réveillée. Les gens étaient pressés, et ne faisaient même plus attention aux monuments qu’ils avaient déjà vu tant de fois à en être blasés. Elliot, lui, semblait les découvrir pour la première fois et prenait son temps pour arriver à destination. Le long du chemin, il repensa à tout ce qu’il avait du faire avant d’en arriver là.

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« - Regarde, un clochard de musicos. S’il croit que je vais lui donner un centime parce qu’il joue trois accord, il se fout le doigt dans l’œil, ahahah », avait-dit un type en costard-cravate qui passait devant Eliott en train de jouer de la guitare adossé à un mur, avec une condescendance incroyable. Ce genre de réflexions étaient quotidiennes et le jeune homme de dix-huit ans ne s’en formalisait plus, jusqu’à ce qu’une bande de jeunes s’approche de lui à une heure tardive, commençant à donner de faux coups de pieds dans sa guitare.

« Qu’est-ce que vous faites là, ça vous amuse ? », avait dit Eliott en reprenant sa guitare
« Oh, on a cassé le joujou du clochard du métro ? ». Des rires gras sortaient de la bouche du groupe, et Elliot bouillonnait.
« Allez vous faire foutre », finit-il par lâcher.
N’appréciant pas la provocation, le chef présumé commença par frapper Elliot, maintenu par ses « amis », tentant tant bien que mal à s’arracher à leur emprise.
« Alors, t’as pas une petite chanson à nous chanter ? Non ? Quel dommage.. », avait dit le type avant de frapper de nouveau Elliot au visage. Celui-ci sentit le sang monter dans sa bouche, ce qui lui donna envie de vomir. L’adolescent regardait son bourreau avec un regard mépris et dégout, et lui cracha au visage avant que celui-ci n’eut le temps de le frapper encore une fois.
La haine dans ses yeux ne faisait que s’amplifier et celle-ci lui permit presque de se dégager des bras qui le tenaient, mais un coup de poing dans le ventre annula sa force soudaine. A bout de souffle, Elliot mis un moment avant de reprendre ses esprits. Lorsque cela fut fait, celui-ci se trouvait allongé en position fœtale sur le sol, se tordant de douleur.
« Hé l’artiste, ce n’est pas très mélodieux tout ça ! », avait dit le chef en faisant référence aux cris du jeune homme.
« Va... te... » Le pied écrabouillant la main droite d’Elliot lui empêcha de terminer sa phrase. Le jeune homme poussa un râle crevant le silence de la nuit, étouffant presque le craquement horrible des os de sa main. Des larmes étaient alors venues brouiller la vue de l’homme, et il avait seulement réussi à entendre les rires francs et massifs avant de s’évanouir.

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Eliott regarda sa main droite. Cela remontait à sept ans maintenant, mais l'homme restait encore affecté par cet incident. La rééducation, les mois passés sans arriver à jouer les accords les plus simples alors qu'il commençait à jouir d'une petite notorieté, tant de choses qui auraient pu le briser à jamais, à l'instar de son métabolisme carpien. Mais à aucun moment sa passion pour la musique ne s'était envolée, apprenant ainsi la patience. En effet, il lui avait fallu près d'un an pour retrouver son ancien niveau. Balayant d'un coup de tête cette histoire, Elliot continua sa route, apercevant enfin le bâtiment. S'il avait eu un instant d’hésitation avant d’y pénétrer, il n’en eu cependant aucune pour monter les escaliers et toquer à la porte. Cela faisait cliché, mais il avait attendu ce moment toute sa vie. C’était tellement important pour lui, vital.

« Entrez. »
C’était immense. C’était grandiose, incroyable. Il aurait pu passer sa vie dans cet endroit, à jouer pendant des heures et des heures, assis dans ce canapé, à contempler ces posters aux murs.
« Mr. Ellis, c’est un plaisir pour ma maison de disque et moi-même que de faire découvrir un artiste tel que vous au grand public, vraiment. ». L’homme avait l’air sincère, et Elliot lui sourit, un sourire remplit de reconnaissance, évidemment, mais également un sourire de victoire. Il avait réussi, lui, Eliott Ellis, à réaliser son rêve. Sa musique pourrait enfin avoir la portée qu’il désirait. Elle pourrait enfin voyager hors des ruelles et des cages de métro qui emprisonnaient ses mélodies.
« Bien, il est temps de signer ce contrat, et ce studio d’enregistrement n’attendra plus que vous ! », avait dit l’homme en tendant un morceau de papier et un stylo.
Elliot s’apprêtait à signer lorsque qu’une sorte de vide lui apparu soudain, comme si le monde s’écroulait sous ses pieds. Et puis plus rien.

Lorsqu’Elliot rouvrit les yeux, il se trouvait au milieu d’un désert, apercevant l’Empire State Building par la fenêtre du studio d’enregistrement.